(Québec) Tarifs plafonds, utilisation limitée et risque d’infractions pénales. Le ministre Christian Dubé s’accorde une série de pouvoirs pour « encadrer et interdire » le recours aux agences privées de placement, qu’il veut sortir du réseau de la santé d’ici 2026. L’opposition et le syndicat des infirmières lui reprochent d’avoir « accouché d’une souris ».

« C’est une journée importante », a lancé le ministre Christian Dubé mercredi, affirmant que son nouveau projet de loi est un « élément clé » de la réussite de son Plan santé, déposé il y a maintenant près d’un an. L’intention du ministre de la Santé est claire : il veut « libérer » le réseau de la santé de la dépendance à la main-d’œuvre indépendante provenant des agences privées de placement.

Le projet de loi 10, qui tient en six articles, interdit à un « organisme du secteur de la santé et des services sociaux » de recourir à de la main-d’œuvre indépendante « sauf dans la mesure prévue par règlement du gouvernement ». C’est que le texte législatif vient donner au ministre de la Santé le pouvoir « d’encadrer et d’interdire » le recours aux agences par le biais de règlements, qui sont toujours en préparation.

Le gouvernement Legault a choisi de procéder par règlement pour se donner davantage de flexibilité, a expliqué le ministre Dubé en conférence de presse.

Avec le projet de loi 10, le ministre de la Santé pourra notamment fixer un taux horaire maximum par titre d’emploi, comme il l’avait fait par arrêté ministériel pendant la pandémie. Ce qui veut dire que les agences devront respecter un taux horaire maximal pour fournir de la main-d’œuvre. On veut ainsi éviter les dérives rapportées où une entreprise pouvait demander 150 $ l’heure pour une infirmière.

D’ailleurs, l’essentiel des éléments des arrêtés ministériels qui visaient spécifiquement les agences sera repris dans les règlements, selon M. Dubé. On peut penser notamment à la période tampon obligatoire de 90 jours imposée à un travailleur de la santé qui quitte un établissement avant d’y revenir pour une agence ou l’obligation d’offrir les quarts défavorables d’abord aux travailleurs du privé.

Cette dernière obligation fait déjà l’objet d’une directive, mais n’est pas toujours appliquée. C’est pourquoi le projet de loi prévoit aussi l’imposition « de mesures administratives et des infractions pénales » en cas de non-respect de la future loi et des règlements. Cela vaut pour les agences, mais aussi pour les établissements de santé, comme un CIUSSS, qui ne respecteraient pas les règles en en vigueur.

Ces pénalités financières iront « de 1000 $ à 25 000 $, dans le cas d’une personne physique, et de 3000 $ à 75 000 $, dans les autres cas. En cas de récidive, ces montants sont portés au double », écrit-on.

Négociation avec les syndicats

Pendant que sa collègue au Trésor négocie avec la partie syndicale, Christian Dubé a bien rappelé mercredi que de légiférer pour éliminer le recours aux agences vient d’une proposition de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ).

M. Dubé a aussi laissé savoir qu’il est « très, très ouvert » à ce que des aménagements soient faits, comme au niveau de l’ancienneté, pour les travailleurs d’« agence qui voudront revenir dans le réseau public ». « C’est pour ça qu’il faut négocier la convention en parallèle », a soutenu M. Dubé, qui admet que l’issue des négociations sera déterminante pour retenir et attirer la main-d’œuvre dans le réseau.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Julie Bouchard, présidente de la FIQ.

Le FIQ a rétorqué que l’on doit faire les deux en même temps.

« La négociation nationale en cours et un projet de loi avec du mordant nous laissaient croire que c’était possible et que nous allions peut-être renverser la vapeur. Quel rendez-vous manqué par le ministre », a indiqué la présidente de la FIQ, Julie Bouchard.

En entrevue, Mme Bouchard n’a pas voulu indiquer si le syndicat est favorable ou non à offrir des aménagements aux travailleurs d’agence qui voudraient revenir dans le réseau. Elle a expliqué le principe d’équité doit prévaloir et que ce sera aux membres de décider.

Selon la FIQ, le ministre Dubé « a accouché d’une souris » et le projet de loi 10 n’empêchera pas les agences de « faire la pluie et le beau temps au détriment des professionnelles en soins fidèles au réseau public ».

La main-d’œuvre indépendante en chiffres

  • 11 278 travailleurs dans le réseau (équivalent à temps complet), dont 2894 infirmières
  • 14,8 millions d’heures travaillées en 2021-2022 (augmentation de 208 % depuis 2016)
  • 960 millions en dépenses pour l’État québécois en 2021-2022 (augmentation de 380 % depuis 2016)

Source : ministère de la Santé et des Services sociaux

Un plan « par phase » et des pénalités

Le ministre pourra avec son projet de loi « délimiter les secteurs » pour lesquels le recours à la main-d’œuvre demeurera permis. M. Dubé mise sur un plan de retrait progressif pour tenir compte des régions comme la Côte-Nord et l’Abitibi-Témiscamingue où la dépendance aux agences est plus forte. Le ministre se garde le pouvoir également de « prolonger la durée » pendant laquelle on pourra avoir recours aux agences.

Christian Dubé se donne jusqu’en 2026 pour s’affranchir complètement de la main-d’œuvre indépendante. On vise à s’en sevrer dans les milieux urbains, ce qui comprend Montréal et Québec, dès 2024. Les cibles par région seront établies dans un règlement.

C’est un changement de culture avec les agences privées, c’est fini, c’est fini. Je donne des dates, il n’y a personne qui pourra nous dire […] qu’il ne savait pas.

Christian Dubé, ministre de la Santé

Le président de la plus importante association d’agences de placement, Patrice Lapointe, plaide pour un meilleur encadrement, mais estime que le gouvernement ne va pas dans la bonne direction en voulant abolir leurs services. « C’est comme si on s’attaquait aux pompiers en disant qu’il n’y aura plus d’incendie […] nos services sont complémentaires », a fait valoir M. Lapointe en entrevue.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Patrice Lapointe

Un sondage mené par son regroupement auprès de plus de 2000 de leurs employés a révélé que pour huit travailleurs de la santé sur 10, il est « peu probable » de retourner dans le secteur public d’ici la retraite. Selon M. Lapointe, Christian Dubé n’en tient pas compte et cela risque d’aggraver la pénurie de personnel.

Les établissements publics, les CHSLD privés conventionnés, les résidences privées pour aînés (RPA), les CHSLD privés, les ressources intermédiaires, les maisons de soins palliatifs et les institutions religieuses qui offrent des soins seront visés par le projet de loi 10.

Ce qu'ils ont dit

La question qui se pose, c’est mettez-vous dans la peau d’une infirmière qui a quitté le réseau au cours des dernières années pour aller en agence. Est-ce que ce que propose le ministre va vous ramener dans le réseau ? La réponse à court terme, c’est non, pas tant qu’il n’y aura pas d’améliorations des conditions de travail.

André Fortin, porte-parole en matière de santé pour le Parti libéral du Québec

Je suis aussi très inquiet des pouvoirs discrétionnaires que se donne Christian Dubé. C’est un chèque en blanc au ministre, qui peut décider sans consulter personne quelles seront les exceptions, dans quels secteurs, quels territoires et pour combien de temps. Plus de centralisation, ce n’est pas la solution.

Vincent Marissal, porte-parole en matière de santé pour Québec solidaire

On souscrit à l’objectif, mais on se demande comment on va y arriver parce que le projet de loi est extrêmement mince. On parle de six articles qui disent essentiellement que tout sera déterminé par règlement. Le gouvernement, s’il adopte cette loi-là, donne au ministre une discrétion absolument totale sur les moyens qui seront mis en place.

Joël Arseneau, porte-parole en matière de santé pour le Parti québécois