Pour soutenir notre mode de vie, si la tendance actuelle se poursuit, il faudra bientôt deux planètes. Pourtant, nos dirigeants rêvent toujours d’une croissance économique sans fin. L’heure est venue d’oser les questions difficiles, écrit Paul Journet. Pour garder notre confort aujourd’hui, quel risque est-on prêt à faire courir aux prochaines générations ?

Êtes-vous cowboy ou astronaute ?

Il ne suffit pas de savoir quelque chose, il faut aussi croire ce que l’on sait. Ce n’est pas si facile, à en juger par notre réaction à la crise écologique.

Chaque année qui passe, la planète vit toujours un peu plus au-delà de ses moyens. Les ressources utilisées dépassent la capacité des écosystèmes à se régénérer. Plus ça continue, moins c’est soutenable. Les scientifiques le démontrent, les politiciens le reconnaissent et la plupart des citoyens s’en inquiètent. Et pourtant, une vieille idée reste au cœur de notre discours : l’économie doit croître. Nos élus reprennent ce thème avec quelques variations pour la forme – François Legault veut électrifier l’économie tout en rattrapant le PIB par habitant de l’Ontario tandis que Justin Trudeau promet une croissance verte et inclusive. Mais ils ont en commun ceci : la croissance est nécessaire et elle doit s’accélérer.

Ceux qui prennent quelques kilomètres de recul ont une autre réponse.

La planète a une quantité de ressources limitée et les gains d’efficacité finissent aussi par ralentir. La croissance économique ne pourra pas continuer éternellement⁠1, soutient Vaclav Smil, membre de l’Ordre du Canada, professeur à l’Université du Manitoba et expert mondialement reconnu de la transition énergétique.

Ce constat est partagé par Éric Pineault, économiste et membre de la Chaire de recherche de l’UQAM sur la transition écologique.

Au tournant du XXe siècle, l’économie a voulu émuler les sciences « pures ». Elle s’est détachée de l’éthique et du monde naturel pour se concentrer sur l’efficacité. Le meilleur exemple est le PIB, indicateur né au lendemain de la Grande Dépression. Il mesure la taille d’une économie sans s’intéresser à la répartition des richesses ou à l’impact sur l’environnement. Quand un ouragan frappe les Îles-de-la-Madeleine, les dépenses en reconstruction font croître le PIB.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Éric Pineault, économiste et membre de la Chaire de recherche de l’UQAM sur la transition écologique

Mais sans biosphère en santé, il n’y a pas de vie sur la Terre. C’est aussi simple que cela.

Éric Pineault, économiste et membre de la Chaire de recherche de l’UQAM sur la transition écologique

Le constat n’a rien d’original.

Le père du PIB, Simon Kuznets, en soulignait lui-même les limites dans les années 1930.

Dans les années 1960, Kenneth Boulding, président de l’American Economic Association, divisait sa confrérie en deux camps : les cowboys et les astronautes. Les premiers se lancent avec optimisme à l’assaut de territoires inexploités. Les autres voient la Terre comme un vaisseau spatial. C’est notre seul habitat et on n’y survivra pas si on en épuise les ressources.

Une décennie plus tard, en 1973, paraissait un ouvrage percutant : The Limits to Growth. Ce rapport produit par des chercheurs du MIT mettait en garde contre notre course à la croissance.

Rien n’a changé depuis. Au contraire.

À l’époque, l’empreinte écologique de l’humanité équivalait à la capacité de régénération des écosystèmes. En 2000, ce ratio s’élevait à 1,5. Il a maintenant dépassé 1,7. Bientôt, il nous faudra deux planètes pour supporter notre mode de vie. La méthodologie de cette mesure a déjà été critiquée, mais chose certaine, le rythme actuel n’est pas soutenable.2

Matière extraite/déchets et émissions (milliards de tonnes)

1900 : 7 Gt/5 Gt

2015 : 89 Gt/48 Gt

Sources : Présentation de Peter A. Victor à la COP15 à Montréal. Tableau tiré de Spaceship earth’s odyssey to a circular economy de Haas et al., 2020, publié dans Resources, Conservation & Recycling

Croissance annuelle moyenne de la matière extraite

1900 à 1950 : 1,5 %

1950 à 2000 : 2,7 %

2000 à 2015 : 3,0 %

Sources : Présentation de Peter A. Victor à la COP15 à Montréal. Tableau tiré de From resource extraction to outflows of wastes and emissions : The socioeconomic metabolism of the global economy, 1900-2015, de Fridolin Krausmann, Christian Lauk, Willi Haas et Dominik Wiedenhofer

Et le virage vers une société numérique et dématérialisée ? Comme le souligne l’économiste Éloi Laurent dans Sortir de la croissance, nous consommons des ressources plus que jamais.

Transport mondial de marchandises : hausse de 2000 à 2016

Fret aérien : 37 %

Fret routier : 51 %

Fret maritime : 39 %

Source : Sortir de la croissance, Éloi Laurent, Éditions Les liens qui libèrent, 2021

Depuis 1970, les émissions de gaz à effet de serre (GES) ont doublé et près de 1 million d’espèces animales ou végétales sont menacées d’extinction. Un rythme sans précédent dans l’histoire de l’humanité⁠3.

La croissance, sous sa forme actuelle, rend malade.

Une autre croissance est-elle possible ? C’est l’ambition du rapport Bruntland. En 1987, il prônait un « développement durable » pour faire croître l’économie tout en respectant les limites des écosystèmes.

On l’attend toujours.

Certes, l’économie est plus efficace. Par exemple, les moteurs utilisent moins d’essence. Mais cela ne compense pas la hausse de la production et de la consommation.

Hausse mondiale du PIB 1990-2019 : 74,6 %

Hausse mondiale des GES 1990-2019 : 11,6 %

Source : Our World in Data6

Pour l’instant, le découplage – qui consiste à gonfler le PIB tout en baissant les GES – reste dans l’ensemble un pari perdant.

Certains cas de découplage ont bien été observés, nuance François Delorme, ex-économiste en chef à Industrie Canada et professeur à l’Université de Sherbrooke. Depuis 1990, le PIB a augmenté pendant que les GES diminuaient dans plusieurs pays, comme la France, l’Allemagne, la Suède, la Finlande, le Danemark et l’Italie. Le Québec est un autre exemple : de 1990 à 2019, ses émissions ont été réduites de 2,7 % alors que sa population et son économie ont respectivement crû de 21,5 % et de 76,9 % ⁠4.

Mais ce phénomène a trois limites.

D’abord, ce n’est pas parce qu’un découplage a été observé durant une certaine période qu’il se maintiendra. Des gains comme ceux de l’électrification de procédés industriels ou du passage du charbon au gaz seront difficiles à reproduire.

Ensuite, ce découplage est le résultat d’une mesure incomplète. Les pays ne comptabilisent pas les GES émis à l’étranger pour produire ce qu’ils importent. Quand on considère le portrait d’ensemble, le découplage diminue⁠5.

Les optimistes rétorqueront que les technologies du futur sont inconnues et que le progrès avance par sauts. Qui sait ce que l’avenir nous réserve avec la fusion nucléaire, l’informatique quantique ou d’autres innovations ?

Dans son ouvrage de référence Growth, Vaclav Smil se montre sceptique. La croissance finit par atteindre des limites physiques et ralentir. Par exemple, depuis les années 1960, écrit-il, le gain d’efficacité annuel est modeste pour la production de blé (3,2 %), de riz (2,6 %) et de maïs (2,0 %). Même chose pour l’acier. Et il anticipe que la fameuse loi de Moore, selon laquelle l’efficacité des microprocesseurs double chaque année, heurtera aussi un mur.

François Delorme ajoute un troisième problème avec le découplage : le temps. C’est son argument principal.

« Il en manque, lance-t-il. La science climatique nous dit que les GES doivent être réduits de moitié d’ici 2030, et doivent être plafonnés dans cinq ans. Même si le découplage fonctionnait, il arriverait trop tard. »

1. Lisez « Infinite growth is a pipe dream », de Vaclav Smil (en anglais) 2. Lisez les critiques et les réponses du Global Footprint Network (en anglais) 3. Lisez le rapport de l’IPBES 4. Lisez l’inventaire des GES du Québec

5. Consultez le tableau du PIB et des GES. À noter que les GES sont affichés ici par habitant, et non pour l’ensemble du pays. Le chiffre ne tient donc pas compte de la croissance de la population.

6. Lisez « Many countries have decoupled economic growth from CO₂ emissions, even if we take offshored production into account » (en anglais)

Une décroissance qui effraie

PHOTOMONTAGE LA PRESSE

Nos dirigeants politiques voient les dégâts de la croissance actuelle. Alors pourquoi en font-ils encore un objectif ? Parce qu’à leurs yeux, c’est nécessaire.

Notre société ressemble à un vélo. On continue de pédaler, même si ça nous rapproche du mur. Parce que si on ralentit trop, on craint de tomber.

Éric Pineault ne se fait pas d’illusions.

Si la décroissance commençait demain sans que notre structure sociale change profondément, ce serait la catastrophe.

Éric Pineault, économiste et membre de la Chaire de recherche de l’UQAM sur la transition écologique

Au ministère des Finances à Québec et à Ottawa, on est du même avis. Là-bas, les questions sont terre à terre. La sixième extinction de masse, c’est triste, mais comment ferait-on sans croissance pour financer les écoles qui se dégradent plus vite qu’on ne les répare ? Les hôpitaux vétustes comme Maisonneuve-Rosemont, dont la rénovation dépasse le budget prévu ? Les coûts en hébergement de longue durée pour les aînés qui vont plus que doubler d’ici 2050 ? Et la construction de la phase II du REM ou d’un futur TGV entre Toronto et Québec, qui serviront justement à réduire les gaz à effet de serre ?

Ces questions demeurent sans réponse convaincante. Elles expliquent pourquoi la décroissance effraie.

Pour l’instant, ses adeptes ont un discours à petite échelle. Ils prônent la simplicité volontaire et citent les études sur l’économie du bonheur.

Plus le PIB d’un pays ou le revenu d’un individu augmente, plus le bonheur croît. Mais cet effet s’essouffle. À chaque dollar additionnel de revenu, le gain en satisfaction s’estompe. On finit par en avoir à peu près assez. En d’autres mots, il semble théoriquement possible de réussir sa vie sans acheter une télé 8K.

Au Canada et aux États-Unis, malgré la hausse du PIB, le niveau de bonheur rapporté a légèrement diminué depuis 2005⁠1. D’autres facteurs comptent aussi, comme la cohésion sociale et les inégalités. Cela pourrait expliquer pourquoi les Québécois se disent un peu plus heureux que les Ontariens, même s’ils sont moins riches⁠2.

On pourrait crier la bonne nouvelle au mégaphone et distribuer dans chaque ménage les méditations d’Épicure sur la vertu des plaisirs modérés, mais les chances de conversion demeureraient faibles.

Selon François Delorme, la réflexion philosophique ne suffira pas. « Je n’ai rien contre ce travail intellectuel, mais il faut aller plus loin. On doit se retrousser les manches et proposer des solutions concrètes. »

Cela commence par éviter le jargon abstrait.

Sortir du capitalisme, ce n’est pas très précis. « De toute façon, la propriété privée et le marché, je n’ai pas de problème avec ça », dit M. Pineault.

La décroissance n’est pas une fin en soi, ajoute M. Delorme. Au lieu de viser la décroissance, il préfère parler de « postcroissance ». Soit mettre tout simplement le concept de croissance de côté pour prioriser d’autres indicateurs. Comme le dit son collègue français Timothée Parrique, l’économie devrait revenir à sa mission fondamentale : organiser la satisfaction des besoins, dans le respect des écosystèmes.

S’il y a un « -isme » qui doit disparaître, c’est le consumérisme. Mais la question demeure : comment faire ?

« Les exemples manquent, concède Éric Pineault. Les seuls cas connus ont été subis, comme à Cuba, ou au Japon avec une stagnation aux effets décroissants. Il n’y a pas de modèle planifié, ordonné et positif. »

Selon une récente recension de 1100 textes sur la décroissance, la majorité des propositions « manquent de précision et de profondeur » et n’analysent pas assez les interactions entre les différentes mesures3.

Des économistes comme Peter A. Victor de l’Université York modélisent l’effet de différents scénarios de croissance – faible, nulle et négative – sur le financement des services publics. Son livre sera publié en mars.

François Delorme applaudit la démarche. En tant qu’ex-employé du ministère des Finances à Ottawa, il sait comment les gouvernements pensent. Ils veulent des démonstrations chiffrées.

« Il faut y aller une mesure à la fois, soutient-il. Mais les changements doivent être structurels. Parce que les petits pas ne nous feront pas avancer assez vite. »

La première étape est de corriger les défaillances du marché pour que le capitalisme fonctionne. Soit instaurer le principe du pollueur-payeur en intégrant le coût de la pollution dans les prix, comme la viande, l’essence et le transport aérien. Car la taxe actuelle sur le carbone reste insuffisante.

Ensuite, M. Delorme croit qu’il faut réviser la fiscalité pour taxer davantage la consommation, et verser une aide ciblée en contrepartie aux moins nantis. En 2014, la commission Godbout avait recommandé de taxer davantage la consommation, mais le gouvernement Couillard avait écarté cette idée impopulaire.

Une révolte populaire comme les gilets jaunes en France ou le convoi des camionneurs au Canada émergerait-elle avec de nouvelles taxes ? M. Pineault reconnaît le risque. Les moins nantis souffriront particulièrement. Il y a aussi un problème moral à permettre aux plus riches de se payer le privilège d’un mode de vie polluant. Et enfin, l’argent manquera pour financer les services publics.

La solution, selon lui : redistribuer la richesse en taxant le patrimoine et les actifs. « Pour qu’un virage écologique fonctionne, il n’y a pas d’autres options. »

La justice sociale et le financement des missions de l’État ne sont pas les seuls arguments en ce sens. Il y a aussi la réduction des GES. On le constate en examinant les émissions à la loupe.

Les riches polluent presque 20 fois plus. D’un point de vue environnemental, le mode de vie des multimillionnaires est une aberration.

Tonnes de GES par habitant, en fonction des revenus (Canada, 2021)

Les 1 % les plus riches/190 t

Les 10 % les plus riches/60 t

50-90 %/21 t

0-50 %/10 t

Source : World Inequality Database5

Les écarts entre les pays sont aussi énormes.

Émissions de GES par habitant, selon les pays

Moyenne annuelle mondiale : 4,4 t

Québec : 9,9 t

Canada : 15,4 t

États-Unis : 14,7 t

Chine : 7,6 t

Inde : 1,8 t

Union européenne : 6,1 t

Asie de l’Est et Pacifique : 6,5 t

Afrique du Nord et Moyen-Orient : 5,4 t

Afrique subsaharienne : 0,7 t

Sources : Banque mondiale, ministère de l’Environnement du Québec, ministère de l’Environnement du Canada

Autre iniquité : les pauvres tendent à souffrir plus des dérèglements climatiques, comme le prouve le tout nouveau rapport de Climate Inequality⁠4.

Dans les pays en développement, la croissance n’est pas une mauvaise chose. Au contraire, il en faut encore plus pour sortir des gens de la pauvreté. Et ces pays ont une inquiétude légitime : si les riches réduisent leur consommation, cela pourrait affaiblir l’activité économique chez eux. Nos destins sont liés, pour le meilleur comme pour le pire.

Même si cette sortie de la croissance était en théorie faisable, la vendre serait difficile.

Comment remporter une élection en proposant un virage radical ?

Comment convaincre que moins, c’est mieux ? Éric Pineault juge que c’est mal poser la question.

« Il faut prendre le problème à l’envers. Quand l’économie fait des gains de productivité, les employés peuvent réagir de deux façons : en gagnant plus ou en travaillant moins. Il y a un siècle, ils choisissaient le temps. Ça a changé à partir de la Grande Dépression, mais j’ai l’impression que plusieurs aimeraient trouver un meilleur équilibre dans leur vie. »

Ce ne sera pas si simple. Notre activité économique est alimentée à près de 60 % par la consommation. Elle devrait se réorienter vers les services. Ce qui implique de requalifier graduellement des travailleurs dont le métier ne survivra pas, avec l’aide de l’État. C’est ce qui s’appelle la « transition juste ». Or, en Alberta, la simple évocation de ce terme équivaut à une déclaration de guerre.

Les réformes requises, comme la densité urbaine et la tarification de l’auto solo, toucheraient particulièrement le mode de vie en banlieue de la classe moyenne. Et par mimétisme social, cette tranche de la population pourrait aussi se sentir concernée par le sort des plus riches – on s’identifie aux groupes qu’on aspire à rejoindre.

Un peu comme l’espoir, la croissance aide à tolérer beaucoup de choses. Elle fait digérer les inégalités, car on espère que notre situation s’améliorera. C’est la carotte devant soi qu’on ne goûte pas ou qui ne nous rassasie jamais, mais qui continue de nous faire marcher.

M. Pineault mise sur notre capacité à organiser autrement la vie en société, par exemple en partageant des espaces et des biens. Pour l’instant, cela reste un pari.

Mais si on croit la science, il doit être gagné.

Le minimum sera de briser le tabou de la croissance et oser poser les questions désagréables : que veut-on laisser à la génération future ? Est-ce que le destin de l’humanité nous intéresse autant que la possibilité d’un voyage dans le Sud à bas prix ?

La réponse ne dépendra pas seulement de ce que l’on sait. Elle sera aussi déterminée par le sérieux avec lequel on croit en ce que l’on sait.

1. Lisez « L’argent fait-il le bonheur ? », de l’Association des économistes québécois 1. Lisez le « Canadian Happiness Report », du Laboratoire de bien-être de l’Université de Toronto (en anglais) 1. Lisez « Happiness and Life Satisfaction » (en anglais)

2. Selon une enquête du Centre d’étude des niveaux de vie, menée entre 2003 et 2011. Au Québec, 93,2 % se disaient satisfaits ou très satisfaits de leur vie. En Ontario, la proportion était de 91 %.

2. Lisez une étude du « Centre for the Study of Living Standards » (en anglais) 3. Lisez l’étude parue dans le Journal of Clearer Production (en anglais) 4. Lisez le Climate Inequality Report 2023 (en anglais) 5. Consultez le site World Inequality Database