Accord Canada-UE : non à la prolongation des brevets – point!

Lettre ouverte conjointe

Le premier ministre français, Jean-Marc Ayrault, est présentement en visite au pays et sera aux côtés de Mme Marois, demain soir, [le 14 mars] lors d’un dîner conférence qualifié «d’exceptionnel» par la Chambre de commerce française, organisatrice de l’événement. Il y sera question, entre autres, de l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (AÉCG).

 

Le Québec participe en effet depuis 2009 aux négociations de cet accord dont la portée est sans précédent puisque pour la première fois sont négociés des domaines entiers relevant de la juridiction des provinces et des pouvoirs municipaux et qui, pour le Québec, représentent des services publics majeurs. Selon les diverses versions et annexes de l’accord, rendues accessibles grâce à des fuites, différents aspects des services en matière de santé, d’éducation, d’électricité, de télécommunications, d’eau potable, de culture, et les marchés publics qui y sont associés, font l’objet de tractations.

Le 17 janvier dernier, le négociateur en chef pour le Québec, M. Pierre-Marc  Johnson, informait quelques acteurs de la société civile que l’Union européenne (UE), dont la France, tenait beaucoup à la prolongation des brevets pharmaceutiques. Non seulement une telle mesure favoriserait-elle les multinationales européennes de l’industrie des médicaments, mais toutes les études sont unanimes pour signaler qu’en retardant l’arrivée sur le marché des versions génériques, plus abordables, cette clause de l’AÉCG en matière de propriété intellectuelle occasionnerait une hausse importante des coûts du système de santé. Entre autres, l’Association canadienne du médicament générique évalue que l’impact sur les régimes public et privés d’assurance médicaments du Québec pourrait s’élever à 773 millions de dollars annuellement. Pour l’ensemble du Canada, il s’agit d’une augmentation annuelle de 2,8 milliards de dollars.

Devant l’insistance de l’UE, des sources au sein de l’équipe québécoise de négociations indiquent que Québec et les autres provinces s’apprêtent à plier et songent désormais à éponger cette pression additionnelle sur le système de santé en demandant une compensation à Ottawa. À juste titre, cette stratégie soulève de vives inquiétudes. Seuls des néophytes des relations Québec-Canada sous le régime Harper peuvent arriver à se convaincre qu’un tel dédommagement fédéral est réaliste. Sans compter que d’un point de vue global, le coût de cette généreuse mesure envers l’industrie pharmaceutique sera inévitablement défrayé par les contribuables.

Il en coûte déjà, au Québec, pas moins de 38% de plus que dans la moyenne des pays de l’OCDE pour acheter nos médicaments. Le Canada trône au deuxième rang des pays où les médicaments sont les plus dispendieux. Accepter davantage de protection des médicaments de marque dans l’AÉCG, c’est condamner d’avance toute tentative de contrôle du coût et des dépenses en médicaments au Québec.

Dans un contexte d’austérité et de coupures tous azimuts du gouvernement du Québec pour atteindre à tout prix le déficit zéro, il est inconcevable que Québec accepte de faire des cadeaux, aux multinationales étrangères de surcroît. Il est grand temps au contraire que le gouvernement du Québec prenne toutes les mesures nécessaires pour contrôler et réduire les dépenses en médicaments dans la province, notamment grâce à l’adoption d’un régime entièrement public d’assurance médicaments qui, selon les estimations, permettrait une économie annuelle de 1 à 3 milliards de dollars.

Lors de ses échanges avec son homologue français, nous nous attendons à ce que la première ministre Marois fasse savoir qu’elle refuse catégoriquement toute prolongation des brevets pharmaceutiques, au nom de la nécessité urgente de mieux contrôler les coûts de nos médicaments au Québec. Cela n’est que cohérent avec le fait que l’un des premiers gestes qu’a posé le nouveau gouvernement péquiste a été d’abolir la règle de 15 ans qui protégeait les brevets et privilégiait exagérément les pharmaceutiques au Québec. La «règle des 15 ans », cette politique industrielle instaurée en 1994 pour soutenir l’innovation dans le secteur pharmaceutique, octroyait en effet trois années de protection supplémentaire aux brevets, en moyenne. Elle a coûté 193 millions de dollars en 2011-2012 au gouvernement du Québec. Pour les onze dernières années (2002-2003 à 2012-2013), ce sont 838,3 millions de dollars que le gouvernement du Québec a dû allonger. C’est tout juste un peu plus que ce que pourrait coûter pour une seule année la demande de l’Union européenne. La règle des 15 ans a été abolie notamment parce que, malgré son existence, les compagnies pharmaceutiques de marque continuaient de quitter le Québec depuis cinq ans. Que pourraient donc espérer le gouvernement et la population du Québec en retour d’une prolongation des brevets sur les médicaments dans l’AÉCG?

Il ne faut pas oublier non plus qu’en vertu de la règle de la nation la plus favorisée (NPF) inscrite au chapitre 11 de l’ALÉNA, les entreprises américaines pourraient également profiter de l’extension de la durée des brevets et ce, sans la moindre contrepartie. Il apparaît déjà clairement que les entreprises américaines n’hésiteront pas à faire valoir leurs droits, si l’on en juge par le cas d’Eli Lilly qui a intenté une poursuite de 100 millions de dollars contre le gouvernement du Canada en novembre 2012 en raison de la suspension d’un de ses brevets pour non-conformité.

La portée de l’AÉCG est telle, sur notre système de santé mais aussi sur des pans entiers de notre souveraineté et notre vision du développement, qu’il est fondamental qu’un large débat public ait lieu au Québec, loin du secret actuel des négociations, afin de décider collectivement du bien-fondé d’un tel accord et nous assurer qu’il ne contraindra pas la capacité de l’État québécois à gouverner pour l’intérêt public.

 

France Latreille, directrice, Union des consommateurs

Carolle Dubé, présidente, Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS)

Claude Vaillancourt, président, ATTAC-Québec

Jacques Benoit, coordonnateur, Coalition solidarité santé

Michèle Boisclair, première vice-présidente, Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ)

Pierre-Yves Serinet, coordonnateur, Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC)